18

Ce fut l’image de Peter Cadron qui apparut sur l’écran. Il ne regardait pas l’écran au moment de l’entrée en contact, mais parlait avec animation avec quelqu’un qui se trouvait hors du champ de vision. Le son n’était pas branché, et Hedrock se souciait peu de savoir ce que disait l’ancien conseiller, attendant de voir comment celui-ci allait l’accueillir.

Près d’un mois s’était passé depuis cette nuit où, pour se défendre, il avait dû agir contre les Fabricants d’Armes. En dépit de son admiration personnelle pour la majorité des conseillers, il n’avait pas de regrets : le seul immortel de la Terre était en droit de considérer que sa vie valait d’être sauvée. Pour le meilleur et pour le pire, il était ce qu’il était, et il se sentait capable de résister au monde entier tant qu’il en aurait la force.

Cadron se tourna vers l’écran, eut un mouvement de recul en le voyant, puis se précipita pour brancher le son :

— Hedrock, vous !

Un sourire de plaisir se peignit sur son visage et ses yeux brillèrent :

— Hedrock, où étiez-vous donc ? Nous avons cherché à vous atteindre par tous les moyens.

— Quelle est, dit-il, l’attitude des Fabricants d’Armes à mon égard ?

— J’ai été autorisé, dit Cadron, se raidissant un peu, par le Conseil démissionnaire à vous présenter nos excuses pour l’action violente menée contre vous. Nous reconnaissons que nous avons eu une réaction simpliste de foule affolée. Je suis personnellement désolé de ce qui s’est passé.

— Merci. Cela veut-il dire qu’il n’y aura plus de complots ?

— Parole d’honneur. Hedrock, écoutez-moi, dit-il, changeant de ton, nous étions sur des charbons ardents en attendant votre appel. L’Impératrice, comme vous le savez sans doute, a révélé la dérive interstellaire sans y mettre aucune condition dès le matin suivant l’attaque.

— Et alors ? dit Hedrock, qui s’en doutait bien puisqu’un vaisseau ishérien l’avait ramené sur Terre.

— Nous avons reçu d’elle, dit Cadron, très exalté, une offre assez extraordinaire : reconnaissance légale de la Guilde et son entrée dans le Gouvernement. C’est une reddition sans condition.

— Vous avez refusé, bien sûr.

— Comment ! dit Cadron, stupéfait.

— Vous n’allez pas me dire que le nouveau conseil a l’intention d’accepter. Vous devez bien vous rendre compte qu’il n’y a pas de terrain d’entente entre deux forces aussi diamétralement opposées.

— Mais, protesta Cadron, c’était une des choses que vous aviez vous-même avancées comme une des raisons de vous rendre au palais.

— C’était un prétexte, parce que j’estimais la crise assez grave pour exiger qu’il y eût quelqu’un ayant à la fois un oeil sur le palais et un autre sur les Fabricants d’Armes. Non, attendez... Cadron, dit-il avant que celui-ci ait pu l’interrompre, la Guilde des Armuriers constitue une force d’opposition permanente. Ce qui était gênant dans les oppositions de l’ancien temps, c’est qu’elles visaient toujours à prendre le pouvoir, que leurs critiques systématiques n’étaient trop souvent que malhonnêtes, leurs intentions douteuses : elles rêvaient des leviers de commande. Les Armuriers ne doivent à aucun prix laisser germer de telles ambitions parmi les membres de leur ordre. Laissez l’Impératrice remettre de l’ordre dans son chaos. Je n’entends pas qu’elle soit seule responsable de l’état de corruption de l’Empire, mais le temps est venu pour elle de donner un sérieux coup de balai. Pendant ce temps-là, les Fabricants d’Armes doivent se tenir à l’écart, concernés certes, mais occupés d’abord à maintenir, dans toute la galaxie, leur grand principe de défense des individus contre l’oppression. Les Armuriers continueront à fabriquer et à vendre leurs armes, tout en restant en dehors de la politique active.

— Vous voulez donc que nous...

— Que vous poursuiviez simplement vos occupations normales. Maintenant, Cadron, dit Hedrock en souriant, laissez-moi vous dire que j’ai toujours eu beaucoup de plaisir à vous fréquenter. Présentez mes félicitations au Conseil démissionnaire. Je vais dans une heure me présenter au palais et nul de vous n’entendra plus jamais parler de moi. Au revoir à tous et bonne chance.

Il coupa le stat d’un mouvement vif et s’assit, sentant monter en lui la vieille, vieille souffrance : ainsi, une fois de plus, il se retirait lui-même du jeu. Il repoussa son immense sentiment de solitude et prit son avio-car pour arriver au palais dans l’heure suivante. Il avait déjà appelé Innelda et elle l’attendait dans ses appartements.

Tandis qu’ils parlaient, il la regardait à travers ses yeux mi-clos. Assise droite et raide à côté de lui, c’était vraiment une grande et belle jeune femme, au visage mince, cachant ses pensées derrière ses yeux verts. Ils étaient sous un palmier dans le jardin du trente-quatrième étage. Une douce brise soufflait ; les éclairages indirects répandaient une lumière douce. Par deux fois, il l’embrassa et s’aperçut de sa froideur : cela devait cacher quelque chose qu’il fallait lui faire dire. En effet, elle subissait les baisers avec la passivité d’une esclave.

— Innelda, qu’avez-vous ? dit Hedrock. La première chose que je découvre en revenant ici, dit-il, la pressant contre lui, c’est que le Prince Del Curtin, qui était en quelque sorte votre bras droit, a été banni du palais. Pourquoi ?

Ces mots semblèrent la tirer d’un profond abattement et c’est avec un reste de vigueur dans la voix qu’elle dit :

— Mon cousin a eu la témérité de critiquer un de mes projets et de s’y opposer. Je ne me laisse pas importuner, même par ceux que j’aime.

— Il vous aurait vraiment importunée ? Cela ne lui ressemble guère.

Il y eut un silence et Hedrock la regarda de côté, puis il dit avec insistance :

— Vous avez pratiquement révélé la dérive interstellaire pour me retrouver, et maintenant que je suis là auprès de vous, j’ai l’impression que vous n’éprouvez plus rien pour moi.

Un long silence suivit et il commença à se douter d’où venait cette raideur de sa part. Était-il possible qu’elle sût la vérité à son égard ? Il n’eut pas le temps de parler.

— Peut-être, dit-elle d’une voix très basse, tout ce que j’ai besoin de vous dire, Robert, est de vous annoncer qu’il va y avoir un héritier des Isher, je dis bien un Isher.

Il fut peu ému d’apprendre cette future naissance. Elle savait : c’était cela qui était le plus important. Hedrock soupira :

— Je n’y pensais plus : vous avez fait parler Gonish, n’est-ce pas ?

— Oui, je l’ai fait parler. Il ne lui manquait pas beaucoup de renseignements. Il a suffi de quelques mots pour qu’il complète son intuition.

— Qu’allez-vous faire ?

— Une femme ne peut aimer un homme immortel, répondit-elle comme de très loin. Elle y perdrait et l’âme et l’esprit. Je me rends compte, dit-elle, parlant presque pour elle-même, que je ne vous ai jamais aimé. Tout à la fois vous me fasciniez et me paraissiez repoussant. Je suis fière, cependant, de vous avoir choisi sans savoir cela. Cela démontre l’énorme vitalité instinctive de notre lignée. Robert !

— Oui ?

— Les autres impératrices... quelle a été votre vie avec elles ?

— Je ne vous en dirai rien, dit Hedrock, secouant la tête. Je veux que vous décidiez de l’avenir sans penser à elles.

— Vous me croyez jalouse, n’est-ce pas ? dit-elle avec un rire léger. Ce n’est pas... pas du tout cela. D’autre part, dit-elle, changeant de ton, je veux être une mère qui mérite le respect autant que l’affection de son enfant. Une Impératrice d’Isher ne saurait déroger. Mais je ne veux pas vous forcer. Je réfléchirai à tout cela, dit-elle, son regard se faisant plus dur et reprenant une sorte de vigueur. Voulez-vous me laisser, maintenant ?

Elle lui tendit la main et des lèvres molles. Hedrock, soucieux, gagna son appartement. Une fois seul, il pensa de nouveau à Gonish. Par le standard des Fabricants d’Armes, il appela le psycho-devin et lui demanda de venir d’urgence au palais. Une heure plus tard, les deux hommes se trouvaient face à face.

— Je crois comprendre que je ne suis pas venu pour recevoir des explications, dit Gonish.

— Qu’allez-vous faire ? dit Hedrock. Ou plutôt, qu’avez-vous fait ?

— Rien.

— Vous voulez dire...

— Rien. Voyez-vous, je sais ce que la connaissance d’un tel secret aurait pu avoir comme effet sur l’individu moyen, voire supérieur. Aussi n’en ai-je jamais touché un mot à personne, pas même au Conseil.

Hedrock était soulagé. Il connaissait l’intégrité absolue de cet homme. Il n’y avait rien à craindre de son honnêteté inégalable. Il sentit que Gonish l’étudiait.

— Étant donné mon éducation, j’aurais pu tout naturellement tenter de faire un test sur l’effet que l’immortalité fait aux autres. Mais ne l’avez-vous pas fait ? Où était-ce ? Quand ?

Hedrock se courba. Sa mémoire était comme du feu :

— C’était sur Vénus, pendant les premiers temps des voyages interplanétaires. J’avais monté une colonie de savants, complètement isolée du monde, et je leur avais dit la vérité, leur demandant de travailler avec moi pour découvrir le secret de l’immortalité. Ce fut horrible... oh !... dit-il avec détresse. Ils ne pouvaient supporter la vue de ma jeunesse perpétuelle tandis qu’eux vieillissaient. Ah ! jamais je ne recommencerai ! fit-il en tremblant.

— Et votre femme ? demanda le psycho-devin.

Hedrock garda le silence une minute.

Les Impératrices d’Isher, dans le passé, dit-il lentement, ont toujours été fières d’avoir dans leur lit un homme immortel. Pour le bien des enfants, nos relations ont toujours été excellentes. Je ne puis en dire plus. J’ai souvent pensé, continua-t-il, soucieux, que j’aurais dû me marier plus souvent. Peut-être alors aurais-je eu plus de chances que la descendance immortelle se répète. Ce n’est là que mon treizième mariage. Mais je n’en ai pas eu le courage, bien que... (il releva la tête) j’aie mis au point une méthode qui me permet de vieillir artificiellement mon apparence, de telle façon que cela frappe même les gens qui connaissent la vérité.

Gonish eut un regard qui fit froncer le sourcil à Hedrock.

— Qu’avez-vous ? dit-il vivement.

— Elle vous aime, dit le psycho-devin. Et c’est cela l’ennui, car vous savez bien qu’elle ne peut pas avoir d’enfants.

Hedrock bondit de sa chaise et fit un pas en avant, comme s’il avait voulu se jeter sur Gonish.

— Êtes-vous sérieux ? Elle vient de me dire...

— La Guilde a étudié l’Impératrice depuis son enfance, dit Gonish d’un ton scientifique. Son dossier n’est bien sûr accessible qu’à moi et à deux de mes collègues, ainsi qu’aux membres du Conseil. Il ne peut y avoir de doute à ce sujet. Je sais que cela détruit vos plans, dit le psycho-devin en fixant Hedrock, mais ne le prenez pas si mal. Le Prince Del Curtin est second dans l’ordre de succession et j’ai tout lieu de croire que lui aura une bonne descendance. Il y aura une autre Impératrice dans deux ou trois générations, et vous pourrez à nouveau l’épouser.

— Ne faites pas l’imbécile, dit Hedrock, qui marchait de long en large et s’arrêta brusquement. Je ne pense pas à moi. C’est à ces femmes d’Isher. Ce trait de caractère n’apparaissait pas nettement chez Innelda, et pourtant elle l’a bien en elle. Elle ne va pas abandonner cet enfant, et c’est bien ce qui me soucie. Êtes-vous absolument certain de ce que vous dites ? Gonish, dites-moi la vérité.

— Hedrock, je ne joue pas au chat et à la souris. L’Impératrice mourra en couches si elle a un enfant et...

Il se tut, les yeux fixés sur un point derrière Hedrock. Hedrock se tourna lentement et se trouva face à face avec la jeune femme qui venait d’entrer.

— Capitaine Hedrock, quittez le palais avec votre ami M. Gonish sur l’heure, et ne revenez pas jusqu’à...

Elle se tut un moment et se tint muette et droite comme une figure de pierre. Elle ajouta précipitamment :

— Jamais ! Ne revenez jamais ! Je ne pourrais pas le supporter. Adieu.

— Un moment ! dit Hedrock, avec un cri douloureux. Innelda, il faut que vous renonciez à cet enfant.

Il parlait à une porte close.

 

Les fabricants d'armes
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